A Cuba, le mot regla est polysémique. C’est le nom de la ville portuaire de Regla, située à la périphérie de la Havane, considérée comme l’un des centres religieux les plus importants. Regla fait également référence aux trois religions afro-cubaines majeures que sont la Regla de Ocha ou Regla de Ifá, plus connue sous le nom de Santería, la Regla de Palo, et la Regla Abakuá. En espagnol commun, regla signifie la règle, le principe, le précepte ou la loi, et par métonymie, à Cuba le vocable désigne le régime cubain. Cuba a deux visages. Le premier est connu du grand public, c’est le visage de la Révolution cubaine, le visage du mythe, de la Patrie… Le second visage de Cuba est souterrain, silencieux, secret, invisible à la plupart ; il prend la figure de sujets singuliers, de Cubains ordinaires, de la masse de travailleurs qui, une fois rentrés chez eux après une journée de devoir patriotique, quittent le « Nous » de la nation pour retrouver le « Je » de leurs différences, de leurs particularismes, de leurs imaginaires multiples et contradictoires.
Cette expression du « Je » doit beaucoup à la culture afro-cubaine, née au cœur de la plantation esclavagiste, comme réponse de survie et de résistance à la barbarie. Au cours de son histoire, le legs africain, en dépit de la violence du régime colonial, a été transmis de génération en génération au sein d’espaces confinés, autorisés ou non : le barracon (le quartier des esclaves à l’intérieur d’une exploitation agricole), le palenque (une communauté d’esclaves marrons réfugiés dans les forêts) et lecabildo, (une confrérie autorisée de Noirs aux marges des centres villes). Avec le démantèlement du système colonial, les barracones et les palenques perdirent progressivement de l’importance, en faveur de la tradition urbaine des cabildos, dont est issue la plupart du patrimoine afro-cubain contemporain.
C’est ainsi que, cent trente ans après l’abolition de l’esclavage, les comparsas du Carnaval, la Regla de Ocha, la Regla de Palo Monte, la société secrète Abakuá, sont restées des pratiques religieuses et séculières toujours très vivantes à Cuba. Ils sont des espaces sociaux de résistance et de contre-pouvoir qui puisent leurs origines dans les luttes d’émancipation des esclaves et pour l’abolition de l’esclavage au XIXème siècle. Parallèlement aux mystiques afro-cubaines et maçonniques qui, à ce jour, ne portent pas ouvertement de discours identitaire ou politique, le mouvement hip-hop, importé des États-Unis à Cuba au début des années 90, participe aussi de façon inédite à la création d’un espace de liberté pour les nouvelles générations.
A travers quatres voayges entre 2015 et 2016, le projet REGLA interroge, par-delà les contradictions et les discontinuités propres à chacun de ces acteurs sociaux, les connexions existantes entre l’exercice de la liberté dans la Cuba contemporaine et les stratégies de résistance et de survie des africains esclaves ou libres au temps de la colonisation. Il inscrit également, dans une perspective historique, le rôle fondamental joué par les afro-descendants dans l’élaboration de ces espaces marginaux de liberté qui contribuent sensiblement à la définition de la société cubaine contemporaine.
Nicola Lo Calzo